
« Dans la plupart des sociétés traditionnelles, le conte n'est pas un genre réservé aux enfants ; bien au contraire, c'est aux adultes que s'adresse généralement le conteur. »
« Les contes n’étaient pas racontés aux enfants mais entre adultes lorsque les enfants étaient couchés. » (Michel Hindenoch)
« Les contes populaires de veillées étaient narrés par des adultes devant des adultes »
« Dans la tradition orale, les veillées étaient destinées à des publics adultes. »
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D’où vient la croyance fausse selon laquelle les contes populaires s’adresseraient aux enfants plutôt qu’aux adultes ?
Pour se rendre compte à quel point un conte populaire traditionnel ne s'adresse pas aux enfants mais aux adultes, il faut bien remarquer comment un enfant est incapable de raconter un conte populaire traditionnel. La place de ces contes dans la société a été prise souvent par les films cinématographiques (regardés à la maison ou au cinéma) mais avec deux très grandes différences qui rendent le conte irremplaçable.
D'une part, les images cinématographiques sont saturées de l'extérieur si bien que l'imagination spectatrice est passive, tandis que la parole contée suggère seulement ce que l'imagination déploie elle-même activement et librement.
D'autre part, l'intention qui organise le scénario cinématographique peut parfois obéir à des intérêts qui ne servent pas notre liberté. Par contre, les contes populaires, comme leur nom l’indique, appartiennent toujours au peuple. Ce sont des trésors du peuple, des chefs-d’oeuvre narratifs transmis de génération en génération depuis la nuit des temps. Ces contes sont toujours imbibés et structurés par des valeurs populaires (altruisme, solidarité, générosité, humilité, bonté, humour, etc.) opposées aux valeurs qui soutiennent et justifient le pouvoir des minorités non-populaires socialement dominantes. Affirmer que les contes populaires s'adressent aux enfants, c'est donc dévaloriser et invalider les valeurs populaires dans leur prétention à pouvoir orienter le monde adulte.
Charles Perrault (1628-1703) fait partie des personnes qui ont le plus contribué à développer et à diffuser cette croyance défavorable aux contes populaires bien qu’il ne l’ait pas inventé. Dans la société du XVIIe siècle, Charles Perrault était situé socialement tout-à-fait à l’opposé du peuple car il occupait des fonctions stratégiques au sommet de la hiérarchie sociale auprès du despote Louis XIV. Dans la cour du roi, Perrault était comme un ministre très influent des arts et de la culture.
On pourrait peut-être imaginer naïvement que sa position de domination sociale n’aurait pas empêché Charles Perrault de s’intéresser réellement au monde populaire, de le pénétrer, de s’en imprégner, de le comprendre. Malheureusement Charles Perrault n’avait aucune affinité réelle avec la tradition populaire, il était du côté des « Modernes » dans la fameuse querelle « des Anciens et des Modernes ». Il considérait que les œuvres passées n’étaient pas à la hauteur des œuvres « modernes » de son époque. Il n’a donc évidemment pas retranscrit fidèlement des contes populaires traditionnels mais il a filtré, modifié, remanié et combiné diverses sources pour inventer ses propres versions influencées par l’idéologie de la noblesse de son époque à laquelle il appartenait. Yvan Loskoutoff a écrit tout un livre très documenté sur ce sujet « La sainte et la fée ». Yvan Loskoutoff explique notamment comment Charles Perrault a donc propagé la croyance fausse que les contes populaires étaient destinés surtout aux enfants.
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Pourquoi cette croyance fausse a-t-elle été développée intensément à partir du XVIIe siècle par Charles Perrault et pas autant auparavant ?
Pour répondre, il faut porter attention au fait que Charles Perrault appartenait à la noblesse du XVIIe siècle qui était profondément secouée par l’influence ascendante de la bourgeoisie. À cette période de l'histoire, les habitudes cognitives et sociales de la bourgeoisie tendaient à promouvoir le rationalisme au détriment du symbolisme mythique et légendaire par lequel la noblesse avait justifié son pouvoir héréditaire jusque-là. La bourgeoisie dévalorisait le monde symbolique des images et elle valorisait la rationalité pour ainsi mieux s’affirmer intellectuellement et socialement par son indépendance et sa puissance face à la noblesse :
« Le tiers exprime ouvertement sa supériorité intellectuelle sur la noblesse lorsque son délégué, Savaron, lieutenant général d'Auvergne, affirme devant le roi que la noblesse a ‘’bien souvent moins de mérite, suffisance et capacité que le tiers état’’, et que si elle se tient à l'écart des offices royaux, c'est du fait de ‘’l'opinion en laquelle elle a été depuis de longues années que la science et l'étude affaiblissaient le courage’’. Les privilégiés du tiers substituent ainsi, à la supériorité de l'hérédité invoquée par les nobles, la hiérarchie des talents et des compétences. Ces premiers contours du passage d'une société d'ordres fondée sur la naissance à une société de classes fondée sur le rôle et l'utilité sociale s'affinent sous les règnes de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI. »
(Article "tiers état" dans l’Encyclopédie Larousse)
Charles Perrault et son contemporain René Descartes (1596-1650) ont été des intellectuels nobles favorables à l’alliance avec la bourgeoisie, ils ont été deux véritables figures de proue de cette alliance qui porte le nom générique de « classicisme ».
« La présence d'une société beaucoup plus développée, complexe, où l'élément bourgeois, de formation juridique et nourri d'antiquité latine (il le demeurera longtemps, tout en renouvelant ses effectifs), occupait une place importante, le poids des groupes urbains où les esprits étaient plus familiarisés avec les formes intellectuelles de la précision et du raisonnement logique, tous ces traits, et d'autres encore, l'inclinaient à recueillir (c'est-à-dire à préparer et à définir) un style où la raison contrôlerait la fantaisie, où l'observance des règles jugées les meilleures, l'harmonie et la mesure composeraient l'idéal à atteindre. D'une manière générale, mais d'une manière générale seulement, les pays à prépondérance bourgeoise (capitalistes de caractère commercial, puis manufacturier, disent certains et non sans raison) ont été plus favorables au succès du classicisme qu'à celui des fantaisies ou des exubérances baroques. »
(Victor-L. Tapié "Baroque et classicisme")
Le classicisme a donc eu tendance à dévaloriser les mythes et les légendes qu’utilisaient la noblesse pour justifier sa domination sur le reste de la société. Or, ces récits symboliques appartenaient au monde des images comme les contes populaires. Figures de proue du classicisme, Perrault et Descartes ont dévalorisé le monde des images en associant ensemble la rationalité et l’âge adulte pour les opposer à l’imaginaire et à l’enfance. Cette séparation et cette opposition entre la raison et l'imaginaire ne vont pas du tout de soi mais sont des inventions abstraites du classicisme décalées par rapport à la réalité commune du vécu :
« La vie psychologique se ramène tout entière à ces deux éléments, la sensation et l’image. Et il n’y a entre ces deux états qu’une différence de degré ou d’intensité. » (Henri Bergson)
« Pour moi la raison et le rêve sont très proches l'un de l'autre et je n'associe au mot fantasme aucune notion d'irréalité, d'appréhension, d'étrangeté ou de fausseté. » (Friedrich Perls)
« En fait, la pensée sans images semble être quelque chose qui se trouve seulement chez les scientifiques et les intellectuels. » (Charles Rycroft)
Michel Foucault a bien montré comment le classicisme a influencé profondément et transversalement l'organisation de la société et la représentation du psychisme, le classicisme correspond notamment à l’invention institutionnelle de l’internement au XVIIe siècle. En effet, c'est à partir du classicisme que l’adulte jugé trop irrationnel tend à être assimilé à un être immature, mineur, semblable à un enfant juridiquement irresponsable qui doit être écarté du monde adulte, interné, mis sous tutelle. L'exclusion sociale par l'internement constitue une mesure ponctuelle qui est complémentaire d'une invalidation permanente de tout ce qui déroute la raison :
« il y a quelque chose de l'homme qui a été mis hors de sa portée, et reculé indéfiniment à notre horizon [par] toute une réorganisation du monde éthique, de nouvelles lignes de partage entre le bien et le mal, le reconnu et le condamné, et l'établissement de nouvelles normes dans l'intégration sociale. L'internement n'est que le phénomène de ce travail en profondeur, qui fait corps avec tout l'ensemble de la culture classique. Il y a en effet certaines expériences que le XVIe siècle avait acceptées ou refusées, qu'il avait formulées, ou au contraire laissées en marge, et que, maintenant, le XVIIe siècle va reprendre, grouper, et bannir d'un seul geste, pour les envoyer dans l'exil où elles voisineront avec la folie - formant ainsi un monde uniforme de la Déraison » (Michel Foucault)
Une des expressions programmatiques les plus explicites des conséquences du classicisme est la célèbre phrase de Hegel selon laquelle « Ce qui est rationnel est réel ; et ce qui est réel est rationnel ». Celle-ci suggère suffisamment les enjeux de pouvoir lié à la définition du rationnel et donc à la validation ou à l'invalidation sociopolitique de vécus, attitudes, comportements, paroles, repères, etc.
Les contes populaires traditionnels sont une souche toujours vivante, subversive et indomptable qui nous plonge directement dans ce que le classicisme a effacé et évincé. Écouter ces contes, c'est faire l'expérience d'une réalité plus large, plus ouverte, plus vraie, plus humaine, plus profonde, plus authentique.
Continuer de croire que les contes populaires traditionnels s'adressent aux enfants plutôt qu'aux adultes, c'est perpétuer et prolonger le classicisme jusqu'à aujourd'hui. En creusant et en développant la séparation et l’opposition entre la raison et l'imaginaire, le classicisme a provoqué ainsi des « modifications d'attitudes et de comportements à l'égard des catégories de pensée, des systèmes de valeurs ou de croyances privilégiés par le conte » (Françoise Reumaux)
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